Le baron perché extrait (page 5 sur 5)

Chapitre X

Les oliviers, dans leur cheminement tortueux, offraient à Côme des routes faciles et unies : ce sont des arbres accueillants et, malgré la rudesse de leur écorce, amicaux pour qui y passe ou s'y veut arrêter. En revanche, ils n'ont que peu de grosses branches et ne présentent guère de variété à explorer.

Dans les figuiers, il faut toujours vérifier la solidité du bois, mais on n'en a jamais fini de rôder. A l'abri de leur pavillon de feuilles. Côme voyait le soleil transparaître au travers des nervures, regardait les fruits verts se gonfler peu à peu, flairait le lait qui filtre à l'intérieur des pédoncules. Le figuier vous assimile, vous imprègne de sa gomme, du grondement de ses bourdons ; Côme, après un moment, avait l'impression de devenir figue lui-même : il se sentait mal à son aise, et s'en allait. On vit bien dans le dur sorbier, dans le mûrier ; dommage qu'ils soient si rares. On peut en dire autant des noyers. Moi-même, et c'est tout dire, quand je voyais mon frère se perdre dans un interminable vieux noyer, comme dans un palais aux nombreux étages et aux pièces multiples, j'avais envie de l'imiter et d'aller habiter là-haut, tant sont convaincantes la force et la certitude que cet arbre met à être un arbre, son obstination à se dresser, lourd et dur, une obstination qu'il exprime jusqu'au bout de ses feuilles...

Côme se tenait volontiers dans le feuillage ondulé des chênes verts (qu'en parlant de notre parc j'ai pompeusement nommé des yeuses, sans doute sous l'influence du très noble langage paternel) ; il aimait leur écorce crevassée qu'il enlevait par plaques, du bout des doigts, quand il était préoccupé, non pour faire le mal, mais comme pour aider l'arbre dans son long labeur de renouvellement. De même, il écaillait l'écorce blanche des platanes et mettait à nu des couches de vieil or moisi.

Il aimait le tronc bossue de l'orme, dont chaque loupe pousse, avec de tendres rejetons, des touffes de feuilles dentelées et des samares de papier. Mais on n'y circule pas facilement ; les branches remontent, si fines et si serrées qu'elles ne permettent guère de passer. Parmi les arbres de la forêt. Côme préférait les hêtres et les chênes ; les étages du pin, trop rapprochés, minces et tout chargés d'aiguilles, ne laissent ni place ni prise ; quant au châtaignier, avec sa feuille épineuse, ses bogues, son écorce, ses branches toujours hautes, il semble fait exprès pour éloigner.

Ces distinctions, ces amitiés, Côme les fit avec le temps ou plutôt il en prit conscience peu à peu : mais dès ces premiers jours, elles commençaient de s'imposer à lui avec la force d'un instinct. Le monde s'était transformé : il était fait de ponts étroits et incurvés tendus dans le vide, d'écorces où nœuds, écailles et rides semaient leurs rugosités ; il baignait dans une lumière verte qui changeait avec l'épaisseur et la consistance du rideau des feuilles tremblant au bout de leur pédoncule, sous le moindre souffle d'air, ou ondoyant comme une voile lorsque l'arbre s'inclinait. Notre monde à nous se nichait dans les bas-fonds, nous avions des silhouettes bizarres et ne connaissions assurément rien de ce qu'il percevait chaque nuit : le travail du bois qui gonfle de ses cellules les cercles marquant les années au cœur des troncs ; les moisissures qui dilatent leurs plaques au vent du nord ; le frisson des oiseaux endormis qui blottissent leur tête ...


Italo Calvino

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