Le baron perché extrait (page 2 sur 5)

Certaines branches du grand mûrier atteignaient puis escaladaient le mur d'enceinte de notre villa ; derrière se trouvait le jardin des Rivalonde. Bien qu'étant leurs voisins, nous ignorions tout des marquis de Rivalonde, seigneurs d'Ombreuse ; comme ils jouissaient depuis plusieurs générations de certains droits féodaux revendiqués par mon père, des sentiments peu amènes divisaient les deux familles et un mur haut comme un donjon séparait les deux jardins : j'ignore qui de mon père ou du Marquis l'avait fait élever. Qu'on ajoute à cela la jalousie dont les Rivalonde entouraient leur jardin, peuplé, disait-on, d'essences rarissimes. Le grand-père du Marquis actuel, disciple de Linné, avait mis en mouvement toute la vaste parenté que sa famille comptait aux Cours de France et d'Angleterre pour se faire envoyer des colonies les trésors botaniques les plus précieux. Pendant des années, des navires avaient débarqué à Ombreuse des sacs de semences, des bottes de boutures, des arbustes en pots, et jusqu'à des arbres entiers aux racines prises dans d'énormes mottes de terre ; tant et si bien que se mêlaient dans ce jardin - à ce qu'on disait - forêts des Indes, forêts des Amériques et jusqu'à des essences de Nouvelle Hollande.
Tout ce que nous pouvions voir, c'étaient, le long du mur, les feuilles de couleur sombre d'un arbre nouvellement importé des colonies américaines :le magnolia. Sur ses branches noires se détachait une fleur blanche et charnue. De notre mûrier. Côme se transporta sur la crête du mur, fit quelques pas en équilibre puis, suspendu par les mains, se laissa retomber de l'autre côté, vers les feuilles et la fleur du magnolia. Il disparut ensuite à mes yeux; et ce que je vais raconter, comme bien d'autres parties de ce récit, m'a été rapporté par Côme lui-même, plus tard, ou bien je l'ai tiré moi-même de témoignages dispersés et d'inductions personnelles.
Côme était sur le magnolia. Bien que cet arbre eût des branches fort serrées, il n'en était pas moins très praticable pour un garçon aussi expérimenté; malgré leur minceur et la fragilité de leur bois, les branches tenaient ferme sous son poids. La pointe de ses souliers les éraflait, ouvrant de blanches blessures dans le noir de l'écorce. L'arbre enveloppait le jeune garçon du frais parfum des feuilles que le vent agitait, tournant des pages d'un vert tantôt terne et tantôt brillant.
C'était tout le jardin qui embaumait ; Côme ne parvenait pas encore à parcourir des yeux ce désordre touffu, mais son odorat l'explorait ; il s'efforçait de discerner les arômes variés, qu'il connaissait pour les avoir déjà sentis, apportés sur les ailes du vent jusqu'à notre jardin, tout chargés du secret de la villa voisine. Il regarda ensuite les frondaisons et vit des feuilles nouvelles, certaines grandes et lustrées comme par un voile d'eau, d'autres minuscules et pennées ; et des troncs lisses ou écailleux. Il régnait là un grand silence. De minuscules roitelets s'envolèrent en criaillant. Et l'on entendit une petite voix qui chantait : Oh là là là! La ba-lan-çoire ! Côme regarda au-dessous de lui. Suspendue aux branches d'un grand arbre, une balançoire oscillait, où s'était assise une petite fille blonde qui pouvait bien avoir dix ans.

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