Frédéric a la scierie sur la route d'Avers.
Il y succède à son père, à son grand-père,
à son arrière-grand-père, à tous les Frédéric.
C'est juste au virage, dans l'épingle à cheveux, au bord de
la route. Il y a là un hêtre ; je suis bien persuadé
qu'il n'en existe pas de plus beau : c'est l'Apollon-citharède des
hêtres. Il n'est pas possible qu'il y ait, dans un autre hêtre,
où qu'il soit, une peau plus lisse, de couleur plus belle, une carrure
plus exacte, des proportions plus justes, plus de noblesse, de grâce
et d'éternelle jeunesse : Apollon exactement, c'est ce qu'on se dit
dès qu'on le voit et c'est ce qu'on se redit inlassablement quand
on le regarde. Le plus extraordinaire est qu'il puisse être si beau
et rester si simple. Il est hors de doute qu'il se connaît et qu'il
se juge. Comment tant de justice pourrait-elle être inconsciente?
Quand il suffît d'un frisson de bise, d'une mauvaise utilisation de
la lumière du soir, d'un porte-à-faux dans l'inclinaison des
feuilles pour que la beauté, renversée, ne soit plus du tout
étonnante.
Jean Giono, Un roi sans divertissement (1947)
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