Le petit Poucet Le Père et la Mère les menèrent dans
l'endroit de la Forêt le plus épais et le plus obscur, et dès
qu'ils y furent, ils gagnèrent un faux-fuyant et les laissèrent
là. Le petit Poucet ne s'en chagrina pas beaucoup, parce qu'il croyait
retrouver aisément son chemin par le moyen de son pain qu'il avait
semé partout où il avait passé ; mais il fut bien surpris
lorsqu'il ne put en retrouver une seule miette; les oiseaux étaient
venus qui avaient tout mangé.
Les voilà donc bien affligés, car plus ils marchaient, plus
ils s'égaraient et s'enfonçaient dans la Forêt. La nuit
vint, et il s'éleva un grand vent, qui leur faisait des peurs épouvantables.
Ils croyaient n'entendre de tous côtés que des hurlements de
Loups qui venaient à eux pour les manger. Ils n'osaient presque se
parler ni tourner la tête. Il survint une grosse pluie qui les perça
jusqu'aux os ; ils glissaient à chaque pas et tombaient dans la boue,
d'où ils se relevaient tout crottés, ne sachant que faire
de leurs mains. Le petit Poucet grimpa au haut d'un Arbre pour voir s'il
ne découvrait rien ; ayant tourné la tête de tous côtés,
il vit une petite lueur comme d'une chandelle, mais qui était bien
loin par-delà la Forêt. Il descendit de l'arbre ; et lorsqu'il
fut à terre, il ne vit plus rien; cela le désola. Cependant,
ayant marché quelque temps avec ses frères du côté
qu'il avait vu la lumière, il la revit en sortant du Bois. Ils arrivèrent
enfin à la maison où était cette chandelle, non sans
bien des frayeurs, car souvent ils la perdaient de vue, ce qui leur arrivait
toutes les fois qu'ils descendaient dans quelques fonds. Ils heurtèrent
à la porte, et une bonne femme vint leur ouvrir. Elle leur demanda
ce qu'ils voulaient ; le petit Poucet lui dit qu'ils étaient de pauvres
enfants qui s'étaient perdus dans la Forêt, et qui demandaient
à coucher par charité. Cette femme les voyant tous si jolis
se mit à pleurer, et leur dit :
«Hélas ! mes pauvres enfants, où êtes-vous venus
? Savez-vous bien que c'est ici la maison d'un Ogre qui mange les petits
enfants ?
- Hélas ! Madame, lui répondit le petit Poucet, qui tremblait
de toute sa force aussi bien que ses frères, que ferons-nous? Il
est bien sûr que les Loups de la Forêt ne manqueront pas de
nous manger cette nuit, si vous ne voulez pas nous retirer chez vous. Et
cela étant, nous aimons mieux que ce soit Monsieur qui nous mange
; peut-être qu'il aura pitié de nous, si vous voulez bien l'en
prier.»
La femme de l'Ogre qui crut qu'elle pourrait les cacher à son mari
jusqu'au lendemain matin, les laissa entrer et les mena se chauffer auprès
d'un bon feu ; car il y avait un Mouton tout entier à la broche pour
le souper de l'Ogre. Comme ils commençaient à se chauffer,
ils entendirent heurter trois ou quatre grands coups à la porte :
c'était l'Ogre qui revenait. Aussitôt sa femme les fit cacher
sous le lit et alla ouvrir la porte. L'Ogre demanda d'abord si le souper
était prêt, et si on avait tiré du vin, et aussitôt
se mit à table. Le Mouton était encore tout sanglant, mais
il ne lui en sembla que meilleur. Il fleurait à droite et à
gauche, disant qu'il sentait la chair fraîche. Il faut, lui dit sa
femme, que ce soit ce Veau que je viens d'habiller que vous sentez. Je sens
la chair fraîche, te dis-je encore une fois, reprit l'Ogre, en regardant
sa femme de travers, et il y a ici quelque chose que je n'entends pas. ...
Charles Perrault ; version pdf : http://www.julesferry.com/biblio/mae/perraultpoucet.PDF
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