La forêt fugitive (page 1 sur 3)

Il y a bien longtemps, sur une planète " bleue comme une orange ", avait dit un poète — parce que les poètes annoncent toujours les vérités bien avant que les sciences ne les vérifient —, sur cette planète bleue comme une orange, verdissaient, soyeuses et nacrées, de vastes étendues déroulant leur manteau sombre et protecteur, chevelure tendrement décoiffée par les vents : les forêts.
A l'aube du monde, bien avant l'apparition des hommes, elles offraient leurs frondaisons, leurs ramures, leurs arbres de haute futaie tandis que les clairières naissaient çà et là pour laisser au soleil un peu d'espace : les arbres, aussi, aiment la lumière. C'était alors ce que les hommes, les premiers qui apparurent sur cette petite planète, nommèrent le Paradis Terrestre. Ces premiers hommes se sentaient si petits, si minces, si fragiles auprès de ces grands arbres qui déployaient leur faîte vers le ciel ! Comment auraient-ils pu ne pas se sentir infimes et ridicules comparés à ces majestés hiératiques qui, au moindre frémissement, secouaient dans leurs plus hauts rameaux, leurs immenses bras feuillus, leurs membres colossaux qui chantaient à l'unisson l'harmonie du monde ? Certains jours, des bruits d'orgue fusaient pour se mêler aux grondements sinistres des cors ; d'autres jours, ils s'accompagnaient des staccati des violons ou des voix sombres des hautbois. Le premier homme qui entendit tout ce concert comprit que le chant du monde l'invitait. Il ne lui restait plus qu'à recréer cette harmonie. Alors, la musique naquit : les syrinx, flûtes nées du roseau, rivalisèrent avec les sons que modulaient les arbres stupéfaits mais charmés qu'on pût ainsi imiter leur ramage.
Les forêts d'alors avaient soin, pour inviter les hommes à les honorer, de dérouler des layons ombreux guidant le promeneur en quête de beauté, des tortilles, chemins surprise où l'on découvrait, au détour du sentier, le miracle de pures merveilles : mêlées d'essences fusionnant en harmonieux mariage où les feuilles s'embrassaient pêle-mêle, ramées folles des acéreuses titillant amoureusement les charnues, les convolutées, les épineuses. Luxuriance absolue de l'universelle tendresse. Les jeunes pousses du recrû tendaient, de toute leur â Alors l'homme, pur encore, admirait, muet. Et les uns et les autres n'avaient d'autre idéal que la vie partagée. C'était encore le Paradis Terrestre.
Ô forêt, espace sacré dont les druides vénéraient les sentes, les parfums, les beautés ! Espace sacré où les arbres se dressaient, solidaires, racines nouées et mêlées, où les branches s'enlaçaient, s'étreignaient. Forêt amie, majesté vénérable.
Les hamadryades accouraient vers toi, arbre accueillant, se réfugier dans ton écorce et maintes jeunes filles se collaient aux fûts des arbres, les entourant de leurs bras nus, et nu le corps se plaquant sur la rugueuse écorce, la sève se mêlant au sang des vierges. On vit des miracles se produire : la vie absorbait la vie et des chênes, déjà millénaires pourtant, avalaient de leur ardeur virile ces corps purs qui glissaient en eux avidement et se coulaient dans leurs aubiers. Les gerçures de l'écorce, comme des lèvres avides, s'entrouvraient sous leurs baisers.
Dans l'espace, bien au-delà du temps, le ciel céruléen dormait, paisible. Une paix infinie s'étendait sur le monde. Mais la nuit, tout s'illuminait. La lune régnait en souveraine sur l'immensité sombre de la terre. Elle distillait tendrement ses rayons sur l'opacité des forêts. On pouvait alors contempler le brasillement moiré des feuilles aux reflets mordorés. Tendrement alanguie sur son trône, Séléné souriait en voyant sous ses pieds naître un nouveau firmament : la forêt, sur la terre, accouchait, sous ses rayons lumineux, d'un poudroiement d'étoiles palpitantes. Forêt, reflet du ciel, rêve des nuits sereines.
Dans la nuit, des fragrances multipliées attendaient, discrètes, de développer leur arôme. Mais, dès les premières lueurs de l'aube, les odeurs libérées déployaient en nuages capiteux leurs senteurs musquées, leurs fleurances basalmiques et embaumaient toute la planète : les parfums, libérés par les premiers rayons du soleil, naissaient de l'aurore et envahissaient tout. Sous les grands arbres, d'â Les dryades plongeaient dans les sources furtives et se mêlaient aux flots nerveux des ruisseaux . Les hommes parfois trouvaient quelques uns de leurs cheveux tapissant en un réseau arachnéen de timides pousses de cresson. Ils les conservaient précieusement sur leur sein pour s'approprier les secrets des eaux vives, et savouraient longuement le tendre cresson sauvage.
Pour fabriquer leurs cabanes, leurs outils, les hommes de ce temps, respectueux encore, élaguaient, taillaient, émondaient. Fines blessures qu'accompagnaient des rites consolateurs, rites réconfortants dont profitaient les grands arbres. La forêt dispensait ses fruits d'or, et l'homme, révérencieux, savait alors qu'elle était son amie. Il érigeait en son centre les lieux sacrés : axe du monde, l'arbre cosmique se dressait vers les cieux, élu et vénéré.


1 2 3 Suivant

Divertissements


     · Plan du site · Glossaire · Forum · Liens ·
     
· ajouter aux favoris · l'auteur · Contribution · livre d'or · Les passions, voyages, 1500 poèmes, La Fontaine
Copyright© 2000 · 2024 - Le contenu est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - 2.0 France
Pas d’Utilisation Commerciale

Politique de confidentialité
Sécurité du site Web